Les chalets d’alpage sous haute surveillance

Le service départemental de l’architecture de Savoie a fait sien l’amendement Bouvard, qui autorise, depuis février 1994, la restauration ou la reconstruction des anciens chalets d’alpage. De massif en massif, Nathalie Mezureux, architecte des bâtiments de France à Chambéry, étudie, au cas par cas, les projets concernant les chalets. Objectif : assurer la sauvegarde d’un patrimoine rural propre à ce département.

Dactylographié, le paragraphe ne dépasse pas quatre lignes. Aux yeux d’un Breton souffrant du mal d’altitude, il passerait totalement inaperçu. Et pourtant… L’amendement Bouvard pèse aujourd’hui son poids de réunions, de réflexions et de débats. Voté en février 1994, dans le cadre de la loi montagne, afin d’autoriser la restauration ou la reconstruction d’anciens chalets d’alpage, ce texte aurait pu, en imaginant le pire, rester dans les cartons. Si la Savoie et son Service départemental de l’architecture, associé à la Préfecture et à la Direction départementale de l’équipement, n’avait pas décidé de l’adopter et de lui donner, au fil des mois, tout son sens.

L’actrice principale de cette politique de protection du patrimoine rural, édifiée pierre après pierre, se nomme Nathalie Mezureux, architecte des bâtiments de France au Service départemental de l’architecture de Savoie, en poste à Chambéry depuis dix-huit mois, cette jeune femme de trente ans a fait sien l’amendement Bouvard. Avec, comme arme principale, la volonté de sensibiliser et de convaincre.

Convaincre qu’un chalet, qu’il s’agisse d’un vieux chalet d’alpage perdu en altitude ou d’un chalet ancien de Courchevel, ça se respecte. Convaincre qu’un site de montagne, avec ses cimes enneigées et son habitat si particulier, ça ne s’abîme pas. Convaincre qu’une architecture respectueuse d’un site est une architecture qui s’intègre dans son décor.

Douce, mais persuasive, Nathalie Mezureux n’est pas du genre à agir seule. Au contraire. Les pieds solidement campés sur terre, cette architecte qui s’implique à fond dans sa mission et refuse le cumul avec des activités privées, aime, comme elle le dit, « se coltiner les gens ». « C’est passionnant d’analyser les réactions d’une population donnée, de voir comment on peut les faire évoluer, même s’il ne faut pas rêver », explique-t-elle. « On se construit un réseau, avec des membres de l’administration, des architectes, des représentants d’association, des gens comme ceux du parc de la Vanoise ou de la commisssion des sites ».

Objectif : travailler ensemble. Sur l’application de l’amendement Bouvard, par exemple. Au sein d’une commission des sites présidée par le préfet, qui, en une année, a examiné une trentaine de dossiers et donné autant d’avis consultatifs sur les demandes de permis de construire qui lui étaient soumises. Le préfet rendant sa décision au vu de ces avis.

Commission, avis, préfet… La procédure, à première vue, pourrait avoir tous les défauts d’une procédure administrative. Mais, dans la réalité, c’est l’inverse. Car elle relève d’un travail en équipe mené, depuis le début, par un petit groupe faisant collaborer le Service départemental de l’architecture, la Direction départementale de l’équipement et le secrétaire général de la Préfecture, Didier François. Dans le cadre de ce que le tandem Mezureux-François considère aujourd’hui comme un « échange très fructueux ».

« Finalement, j’ai assisté à l’évolution du rôle de l’architecte des bâtiments de France et de ses missions. Pour moi, jusqu’à présent, l’architecte des bâtiments de France était quelqu’un dont la fonction était centrée sur la protection du patrimoine architectural. Avec son pouvoir de police, c’était un peu le Monsieur qui dit non. Ici, en Savoie, j’ai découvert que ses attributions étaient plus vastes. Car l’architecte des bâtiments de France a en charge le respect de la protection du paysage ». L’auteur de ce constat, Didier François, orchestre l’action des services de l’État dans le département.

Interlocuteur de Nathalie Mezureux sur le dossier chalets d’alpage, et acteur au même titre qu’elle, il dresse aujourd’hui un premier bilan : « La notion de paysage étant éminemment subjective, nous avons dû, les uns et les autres, y réfléchir ensemble. Et répondre à une question qui dépasse les simples problèmes de la pierre et du bâti : quel est l’aspect fondamental du paysage dans une commune savoyarde ? »

Soumise à une forte pression foncière, liée au développement du tourisme, la Savoie n’est pas un département comme les autres. Caractérisée par un mode d’urbanisation dense et regroupé et par la présence de chalets d’alpage dans des zones isolées, elle a subi, de manière brutale, l’engouement des citadins pour le phénomène de la résidence secondaire.

Avant 1994, rénover ou reconstruire un chalet d’alpage était purement et simplement interdit. Résultat : soit on laissait les bâtiments tomber en ruine, soit, en douce, on les bricolait. L’amendement Bouvard répond donc à une véritable nécessité. Avec lui, les choses ont changé. En Savoie, plus rapidement qu’ailleurs.

« Le chalet d’alpage, c’est un petit bâtiment perdu en pleine montagne dans des zones inconstructibles. C’était une construction à usage d’estive, dans laquelle l’alpagiste pouvait habiter, ou s’abriter » rappelle Nathalie Mezureux. Rien à voir avec un monument historique ou un élément du patrimoine traditionnel.

Mais, mis à part cette définition et la volonté législative inscrite dans la loi de février 1994, les éléments sur lesquels s’appuyer pour mettre en place une politique étaient plutôt maigres. « Il a fallu tout définir », résume Didier François. « les architectes des bâtiments de France étaient le service-pivot de cette réflexion conduite au sein de la commission des sites ».

Première chose à préciser : la doctrine. Sur quoi repose, en effet, la mise en valeur d’un chalet d’alpage ? Réponse des principaux intéressés : « on autorise la reconstruction, dans la mesure où elle permet d’avoir une idée de ce qu’était le bâtiment à l’origine et si elle respecte les matériaux ».

Ainsi, ce chalet situé en plein parc de la Vanoise, a-t-il vu son projet de reconstruction rejeté par la commission des sites.

Motif : « C’était une ruine, dont on identifiait mal ce qu’elle avait pu être dans le passé. Le projet prévoyait la création d’un garage et d’une terrasse, esprit pavillon neuf, même si c’était habillé de pierres. On a dit non », explique Nathalie Mezureux. « Non » aux deux questions auxquelles la commission répond quand elle étudie un dossier : le bâtiment est-t-il digne d’intérêt pour le patrimoine montagnard ? Le projet est-t-il bien dans l’esprit de ce patrimoine ?

Deuxième chose à caractériser : la méthode de travail. Étant donné la fragilité des sites, le nombre de paramètres à prendre en compte et la diversité des chalets eux-mêmes, travailler sur dossier semblait insuffisant.

Après avoir rompu avec ses habitudes de travailleur en solitaire, l’architecte des bâtiments de France décide donc de se rendre sur le terrain et de rencontrer les pétitionnaires. Afin de bien comprendre chacun des projets.

« La restauration d’un chalet se fait généralement sans architecte et sans maître d’œuvre. Si bien que les personnes qui restaurent considèrent leur dossier comme un acte administratif, alors que c’est un document architectural. Discuter permet d’être en phase les uns avec les autres », explique Nathalie Mezureux. Visites et photos font désormais partie de son travail. Avec, toujours, un maître-mot : la concertation.

« On a mis en place une sous-commission de quatre ou cinq personnes qui voient le demandeur et préparent les avis de la commission », souligne Didier François. Autant dire que chaque chalet, qu’il soit en pierres ou de bois, dans un hameau ou seul dans les pâturages, est un cas unique.

Généralement construits de bric et de broc, par des montagnards plus soucieux du confort de leurs troupeaux que d’esthétique architecturale, les chalets savoyards ne se ressemblent pas. Peu de choses communes, en effet, entre une petite bâtisse en pierre et lauze de Bonneval-sur-Arc parfaitement intégrée dans le décor, un gros chalet des Bauges avec toit de tôle ondulée et un hameau d’alpage au Monal. Si ce n’est que l’État ne s’occupe d’eux que depuis deux ans.

« Quand je me promène dans le département, j’ai l’impression qu’on arrive à un seuil-limite. C’est assez désolant », note Nathalie Mezureux, chiffres à l’appui : une commune savoyarde moyenne compte environ trois cents chalets d’alpage. La moitié est en ruine. Les autres, pour la plupart, sont le fruit d’une démolition-reconstruction. Ceux qui peuvent être considérés comme de véritables éléments du patrimoine sont rarissimes.

À Sainte-Foy, un modèle de construction illégale : la difficulté de l’intervention tient au fait qu’il n’existe pas un modèle de chalet d’alpage mais une grande diversité de systèmes constructifs suivant les vallées ; sous couvert de la notion d’abris agricoles, la démolition d’un ancien chalet d’alpage fait place à une construction qui porte atteinte au paysage.
En effet les ruines représentent un droit à construire, droit très prisé des résidences secondaires. Ainsi, disparaissent les mises en œuvre traditionnelles et se banalise la montagne.

« Pour moi, le patrimoine, c’est l’héritage, ce qui ne correspond pas forcément à la définition qu’en donnent les élus de montagne », poursuit la jeune femme. Plus concernée par la sauvegarde de ce qui existe encore que par la réparation des erreurs du passé, même si, lance-t-elle au passage, « les Savoyards n’ont pas vraiment de respect pour le bricolage de leurs grand-pères », elle espère bien qu’un jour ou l’autre on assistera à « une prise de conscience de la valeur de l’architecture savoyarde ». Un objectif que les réalisations sur le terrain et la pédagogie déployée par le Service départemental de l’Architecture et la commission des sites devraient peut-être permettre d’atteindre.

Mais en attendant ce jour rêvé où « le mythe de la résidence secondaire dans un environnement de qualité coïncidera avec la protection du patrimoine », l’architecte des bâtiments de France de Savoie et ses partenaires continuent de construire une réponse locale aux principes énoncés par l’amendement Bouvard.

La tâche n’est pas toujours facile. « Quand ça marche, on a un grand plaisir. Mais tout ça est loin d’être gagné », confie Nathalie Mezureux. La jeune architecte garde un souvenir ému de “sa” première commission des sites, son « baptême du feu », dit-elle aujourd’hui : plusieurs heures à tenir pour rejeter des demandes de régularisation de travaux effectués avant 1994. « J’ai appris à dire non, même si, au départ, ce n’était pas dans ma personnalité. Dire non, en tenant ses arguments ». Et gérer cette phase intermédiaire de début d’application d’un texte de loi, quand les conséquences de l’absence totale de régulation antérieure se font encore sentir.

« Mon objectif serait d’avoir réussi à définir, presque massif par massif, une politique de rénovation des chalets d’alpage », explique Didier François. En poussant les communes à élaborer un document d’ensemble sur leur territoire, énonçant les principes et intégrant un inventaire, la commission des sites savoyarde s’y attelle. Avantage numéro un : un effet pédagogique sur des maires qui, sur le terrain, doivent expliquer à leurs administrés le bien-fondé de la sauvegarde du patrimoine rural. Sans toujours être entendus. Et sans forcément parvenir à déterminer pourquoi il ne suffit pas d’utiliser du bois et de la lauze pour créer un objet de patrimoine. Ou pourquoi, par exemple, la loi montagne autorise les constructions d’exploitations agricoles mais réglemente celles des chalets d’alpage. Si bien qu’un chalet peut avoir comme voisin une construction neuve, dont l’usage, théoriquement agricole, serait en fait résidentiel !

Bref, le Service départemental de l’architecture de Savoie a encore du pain sur la planche. Pilote dans le domaine, parce que confronté au problème des chalets d’alpage plus durement que dans d’autres départements de montagne, l’architecte des bâtiments de France de Chambéry peut cependant se targuer d’avoir ouvert la voie. En mettant en place une méthode fondée sur la collaboration entre les différents acteurs impliqués. Une méthode exemplaire. La preuve : les principes définis pour appliquer l’amendement Bouvard servent peu à peu de modèles à d’autres départements du même type. Les chalets d’alpage ont de beaux jours devant eux.

Anne MASSON
journaliste

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